Chapitre V

Un martèlement puissant et régulier envahit son rêve.

Dasein se sentait piégé à l’intérieur d’un tambour géant. Il résonnait douloureusement dans son crâne. Chaque roulement se transformait en élancements douloureux contre ses tempes, à travers son épaule, dans son estomac.

C’était lui le tambour ! C’était clair !

Ses lèvres étaient desséchées. La soif recouvrait sa gorge d’une croûte poussiéreuse. Il avait la langue chargée, gonflée.

Mon Dieu ! Ce martèlement ne cessera donc jamais ?

Il s’éveilla avec l’impression d’une gueule de bois trop bien imitée : les draps s’étaient enroulés autour de son corps, immobilisant son épaule blessée. Elle semblait moins douloureuse, c’était déjà un soulagement mais il fallait qu’il fasse cesser cette migraine et ce tambourinement dément.

Son bras libre était engourdi. Un fourmillement douloureux l’envahit lorsqu’il tenta de le mouvoir. Le soleil filtrait par une déchirure du rideau de l’unique fenêtre : Un mince rai de lumière qui zébrait la pièce, souligné par des grains de poussière. Il l’éblouissait, lui blessait les yeux.

Satané martèlement !

— Eh ! Ouvrez là-dedans !

C’était une voix masculine derrière la porte :

Dasein crut reconnaître cette voix. Marden, le Capitaine de la Police Routière ? Que faisait-il ici à pareille heure. Dasein leva le bras, regarda sa montre : dix heures vingt-cinq.

Le martèlement reprit.

— Un instant ! cria Dasein. Sa propre voix déclencha dans son crâne une tempête douloureuse.

Les coups cessèrent enfin.

Dasein poussa un soupir de soulagement, se dégagea des draps, s’assit. Les murs de la chambre se mirent à tourner follement autour de lui.

Pour l’amour du ciel ! se dit-il. J’ai déjà connu des cuites, mais jamais rien de comparable.

— Ouvrez cette porte, Dasein. Aucun doute, c’était bien Marden.

— Ça va, du calme ! dit-il d’une voix rauque. Qu’est-ce-que j’ai ? se demanda-t-il. Il savait qu’il n’avait bu que de la bière au dîner. Ce n’est pas ça qui pouvait expliquer son malaise actuel. Le gaz pouvait-il provoquer une réaction tardive ? La bière.

Il y avait quelque chose dans la bière.

Avec précaution, pour ne pas se tordre le cou, Dasein tourna la tête vers la table de nuit. Oui, il y avait bien une canette. Willa avait même pensé au décapsuleur. Il ouvrit la bouteille, but goulûment.

Des ondes d’apaisement se diffusèrent à partir de son estomac. Il reposa la bouteille vide, se leva. Pour reprendre du poil de la bête, se dit-il. Une bête nommée Jaspé. La bouteille fleurait le champignon.

— Vous vous sentez bien, Dasein ?

Allez au diable, monsieur, pensa Dasein. Il essaya de faire un pas, ce qui provoqua une nausée immédiate accompagnée de vertige. Il s’appuya contre le mur, respira lentement, profondément.

Je suis malade, se dit-il. J’ai attrapé quelque chose.

Il avait l’impression que la bière s’était mise à bouillir dans son estomac.

— Ouvrez cette porte, Dasein ! Immédiatement !

D’accord – d’accord. Il tituba jusqu’à la porte, la déverrouilla, fit un pas en arrière.

La porte s’ouvrit violemment, révélant un Al Marden en uniforme, ses galons de capitaine brillant sur le col. Sa casquette rejetée en arrière dévoilait une bande de cheveux roux trempés de sueur.

— Alors comme ça, on s’est bien occupé, dit-il en entrant. Il referma la porte. Il avait dans la main un objet cylindrique et chromé : une thermos. Que diable faisait-il ici à cette heure avec une bouteille thermos ? se demanda Dasein.

La main posée sur le mur pour se tenir, il retourna vers le lit, et s’assit au bord. Marden le suivit.

— J’espère que vous valez tout ce remue-ménage, dit-il.

Dasein leva les yeux vers ce visage étroit et cynique ; il revoyait le tout-terrain haut sur pattes qu’il avait aperçu là-haut, déboulant de la route avec Marden aux commandes et les chiens près de lui. C’était une situation parfaite pour cet homme à l’attitude, supérieure, jetant un regard dédaigneux sur la stupidité environnante. Cette attitude était-elle celle des Santarogans ? Mais alors, qu’avaient vu les flics de Porterville ? Et l’homme dans la Chrysler ?

Ai-je moi aussi cette attitude ? Il se posa la question.

— Je vous ai apporté du café, dit Marden. Vous m’avez tout l’air d’en avoir besoin. Il ouvrit le thermos, versa le liquide sombre et fumant dans le gobelet du couvercle.

Une puissante odeur de Jaspé s’en dégageait. Elle provoqua chez Dasein un accès de tremblement, une pulsation qui lui traversa douloureusement le crâne, et semblait synchronisée aux reflets miroitants sur la surface du liquide que lui présentait Marden.

Dasein prit le gobelet à deux mains, renversa la tête et but avec avidité.

Le café produisait la même sensation apaisante que la bière.

Marden emplit à nouveau la tasse.

Dasein la garda sous le nez, huma les vapeurs entêtantes du Jaspé. Sa migraine s’atténuait peu à peu. Son avidité à boire le café allait, s’aperçut-il, bien au-delà du simple appétit consécutif à sa cuite.

— Buvez tout, dit Marden.

Dasein sirota le café. Il sentait le liquide lui remplir l’estomac, lui éclaircir les idées. Marden n’avait plus cet air supérieur : il semblait simplement amusé.

Pourquoi une cuite serait-elle amusante ?

— Le Jaspé, c’est ça qui m’est monté à la tête, n’est-ce pas ? demanda-t-il en lui rendant la tasse.

Marden reboucha le thermos, l’air concentré.

— Un individu peut en absorber une trop forte dose, hein ? insista Dasein ; il se rappelait ce que lui avait dit Willa Burdeaux.

— Une surexposition trop précoce est susceptible de donner la gueule de bois, admit Marden. Vous irez mieux dès que vous y serez accoutumé.

— Ainsi donc vous êtes venu jouer les bons Samaritains, remarqua Dasein. Il sentait sa colère revenir.

— On a retrouvé votre camion là-haut sur la route de Porterville ; on s’est inquiété sur votre compte. On n’abandonne pas un véhicule comme ça.

— Je ne l’ai pas abandonné.

— Oh ? Qu’avez-vous fait ?

— Une balade.

— Et vous avez provoqué une sacrée pagaille. Si vous aviez envie de faire une visite de la Coopé et des caves de stockage, il fallait le demander tout simplement.

— Et j’aurais eu droit à une visite guidée parfaitement anodine.

— Tout ce que vous vouliez.

— Donc vous êtes venu m’arrêter.

— Vous arrêter. Ne dites pas de bêtises !

— Comment avez-vous su où j’étais ? Marden leva les yeux au plafond, hocha la tête.

— Vous êtes tous pareils, vous les jeunes. Cette sacrée Willa est trop romanesque mais elle n’est pas fichue de mentir. Comme personne ici, je suppose. Il reporta sur Dasein son regard cynique et railleur. « Vous vous sentez mieux ? »

— Oui !

— Mais c’est qu’on est énervé ! Il pinça les lèvres. Au fait, on a dû fracturer votre camion et court-circuiter l’anti-vol pour le ramener. Il est garé devant.

— Ça alors. Ben, merci.

Dasein regarda ses mains. Il était tiraillé entre la colère et la frustration. Il savait que Marden n’était pas une cible valable pour sa fureur… ni Jenny… ni Piaget… Rien ni personne ne pouvait justifier sa colère – et pourtant le sentiment persistait. Il en tremblait.

— Vous êtes sûr que ça va ?

— Oui. Je vais parfaitement bien !

— D’accord, d’accord, murmura Marden. Il se tourna, mais Dasein avait eu le temps de voir un sourire se dessiner sur ses lèvres.

C’était ce sourire, et non l’homme, qui donnait poids à sa colère. Ce sourire ! Il incarnait Santaroga : son autosatisfaction, sa supériorité, son goût du secret. Il bondit sur ses pieds, marcha vers la fenêtre, ouvrit le rideau d’un geste brusque.

Le soleil baignait un jardin fleuri, un petit ruisseau, et derrière, la plaine, nettement limitée par la forêt de séquoias : C’était une journée de chaleur de plomb, les chênes, écrasés de soleil, étaient immobiles sur les pentes. Il dénombra trois panaches de fumée dans l’air calme, aperçut le tracé bleu-vert d’une rivière qui serpentait dans le lointain.

Ce havre de beauté pastorale qu’était Santaroga ; voilà, jugea Dasein, une cible parfaite pour sa colère : Santaroga, une île d’humanité dans le désert. Il voyait la vallée comme une ruche bourdonnante cachée derrière une façade comparable à une pyramide : solide, anonyme, éternelle. Là, derrière la façade, Santaroga faisait quelque chose, à ses habitants. Ils perdaient toute individualité, devenaient des masques sous lequel ils devenaient tous semblables.

Il percevait en eux une espèce d’acuité qui faisait de chacun une extension de tous les autres Santarogans. Ils étaient pareils à des rayons jaillis d’un trou d’épingle dans un rideau noir.

Qu’y avait-il derrière le rideau ?

C’était là, il le sentait, que se trouvait l’objet réel de sa colère. La vallée était le siège d’un enchantement maléfique, qui avait piégé les Santarogans dans sa magie noire, les transmuant en cette pyramide aveugle.

À cette pensée, sa colère retomba : il se rendit compte qu’il avait lui aussi sa place dans la pyramide. Une pyramide analogue à un écosystème jaillissant du désert, toutes proportions gardées. La base de la pyramide était profondément ancrée dans le sol, elle étendait ses racines dans une caverne humide et froide.

Il discernait maintenant les contours de son problème.

Une chose mettait à part cette vallée : le Jaspé. Elle retenait les Santarogans comme s’ils étaient intoxiqués. Il songea à sa propre réaction de désir insatiable. C’était dû à cette substance dans la caverne, absorbée par les pores, inhalée par les poumons.

Marden s’agitait dans la chambre derrière lui.

Dasein se tourna, regarda l’homme.

Les Santarogans devenaient des prolongements de la caverne et de sa substance. C’était l’effet d’une drogue qu’il constatait dans cette vallée. Un produit par certains côtés similaire à l’acide lysergique diéthylamide – le LSD.

Comment agissait-il ?

Perturbait-il l’équilibre de la sérotonine ?

Dasein sentait son esprit fonctionner avec une lucidité remarquable : il triait les possibilités, explorait des voies de recherche.

— Si vous vous sentez bien maintenant, je vais m’en aller, dit Marden. Si jamais vous reprenait l’idée loufoque de quelque expédition nocturne, faites-le nous savoir, d’accord ?

— Allez au diable, Monsieur Je-Sais-Tout, grommela Dasein.

Il se retourna vers la fenêtre.

Il voyait bien que le problème qui allait se poser était celui de l’objectivité : il n’avait pas d’autre cobaye que lui-même. Quel était sur lui l’effet du Jaspé ? Une impression de lucidité accrue. Ou bien cet accroissement était-il réel, comme c’était le cas avec le LSD ? Voilà qui nécessiterait une soigneuse évaluation. Et quelle était l’origine des effets ultérieurs ? Le manque ?

Il se mit à réfléchir aux caractéristiques de la personnalité des Santarogans : leur vivacité, leurs manières directes, leur apparente honnêteté. Si l’accroissement de lucidité était effectif, cela pouvait-il expliquer les publicités honnêtes ? Pouvait-on adopter une autre altitude face à des êtres humains totalement conscients ?

Les voies pour attaquer le problème s’ouvraient de toutes parts. Les barrières s’effondraient comme des châteaux de sable devant les vagues de sa perception neuve, mais les perspectives qui s’offraient contenaient à leur tour leurs propres mystères.

Jenny.

À nouveau, Dasein se remémora l’échec rencontré à l’université pour évaluer ses réactions au LSD : Pas de réaction apparente. Ceux qui menaient les tests avaient voulu explorer ce phénomène mais Jenny avait refusé. Pourquoi ? On s’était contenté, bien entendu, de la classer comme une « curieuse anomalie ». L’expérience s’était achevée d’elle-même avec le fiasco publicitaire.

Jenny.

Dasein pénétra dans la douche en chantonnant. Il réfléchissait. Son épaule allait considérablement mieux, malgré les mauvais traitements qu’il lui avait infligés durant la nuit… ou peut-être grâce à cela… l’exercice.

Je vais appeler Jenny, se dit-il tandis qu’il s’habillait. Peut-être qu’on pourra se voir pour le déjeuner.

Cette perspective l’emplit d’un plaisir émerveillé. Il avait conscience de son sentiment protecteur vis-à-vis d’elle, de leur mutuelle dépendance émotionnelle. C’était cela, l’amour. Une sensation rebelle à l’analyse. On ne pouvait qu’en faire l’expérience.

Dasein se dégrisa.

Son amour pour Jenny exigeait de lui qu’il l’arrache à l’enchantement de Santaroga. Elle devait l’aider, qu’elle en fût ou non consciente, qu’elle le désire ou non.

On frappa deux coups brefs à la porte.

— Entrez, dit Dasein.

Jenny se glissa à l’intérieur, referma.

Elle portait une robe blanche, un foulard, un sac à main et des souliers rouges. L’ensemble lui donnait un teint bronzé, exotique. Elle s’arrêta un instant près de la porte, la main encore sur le bouton, les yeux agrandis, scrutateurs.

— Jen ! s’exclama-t-il.

Elle avait traversé la pièce d’un trait pour se jeter dans ses bras. Elle l’étreignit. Ses lèvres étaient douces et chaudes. Un parfum frais et musqué l’enveloppait.

Elle s’écarta de lui, le regarda.

— Oh, chéri, j’ai eu si peur. Je te voyais déjà tombé dans un ravin, ton camion ratatiné, et toi dans l’épave. Et puis Willa m’a appelée. Quelle idée d’avoir fait ça ?

Il posa le doigt sur le bout de son nez, l’appuya doucement.

— Je suis parfaitement capable de prendre mes responsabilités.

— Ça je n’en sais rien. Est-ce que tu te sens bien, maintenant ? J’ai croisé Al dans l’entrée. Il m’a dit qu’il t’avait apporté un peu de café Jaspé.

— Pour reprendre du poil de la bête.

— Du poil de… Oh. Mais pourquoi fallait-il que…

— Pas de mais. Je suis désolé de t’avoir inquiétée, mais j’ai un boulot à faire.

— Oh, c’est ça !

— Je vais faire le boulot pour lequel on me paie.

— Tu as donné ta parole, je suppose ?

— Il n’y a pas que ça.

— Alors c’est qu’ils veulent que tu leur ramènes quelque chose.

— Pas seulement quelque chose. Jenny, mon amour. Elle sourit.

— J’aime quand tu m’appelles ton amour.

— Cesse de changer de sujet.

— Mais c’est un sujet si agréable.

— D’accord. Mais une autre fois, hein ?

— Que dirais-tu de ce soir ?

— Voilà qui est direct, non ?

— Je sais ce que je veux.

Dasein se surprit à la considérer, tandis qu’elle était dans ses bras. Qu’avait dit Willa, déjà ? « Jenny sait ce qu’elle fait ». Il ne savait quoi, mais il ne doutait pas en tout cas de son amour pour lui. Ses yeux, sa voix en témoignaient : un éclat, une vivacité qui ne pouvaient tromper.

Pourtant demeurait cette certitude que deux hommes étaient morts pendant l’enquête – des accidents ! Et la douleur qui s’atténuait dans son épaule était également indubitable, tout comme ses implications.

— Tu es si calme d’un seul coup, dit Jenny en l’observant.

Il prit une profonde inspiration.

— Pourrais-tu m’apporter un peu de Jaspé ?

— J’ai failli oublier. Elle fourragea dans son sac. « Je t’ai pris un morceau de fromage et des galettes pour ton déjeuner. En provenance de la cave de l’Oncle Larry. Je savais que tu en aurais besoin à cause de… » Elle s’interrompit, sortit un sac en papier. « Tiens. » Elle le lui tendit. « Gil ! Tu as dit du Jaspé. » Elle semblait méfiante.

— Pourquoi pas ? Il saisit le paquet. Elle hésitait a s’en séparer, ses doigts s’attardèrent sur le papier lorsqu’il s’en empara.

— Je ne veux pas te tromper, chéri.

— Me tromper ? Comment ça ?

Elle avala sa salive. Ses yeux brillaient de larmes contenues. « Nous t’avons donné une dose horriblement forte hier soir, et ensuite tu es descendu dans cette stupide cave. Ça n’allait vraiment pas, ce matin ?

— Une bonne gueule de bois, si c’est ce que tu veux dire.

— Je me rappelle à peine comment j’ai réagi lorsque j’étais petite. Lorsqu’on grandit, le corps se modifie, subit d’importantes modifications de métabolisme. À la fac, lorsque j’ai participé à cette expérience dingue sur le LSD, je me suis retrouvée le lendemain avec la gueule de bois ». Elle fit courir un doigt sur sa tempe. « Pauvre chéri. J’aurais dû être là ce matin mais Oncle Larry avait besoin de moi à la clinique. D’ailleurs selon lui tu n’étais pas en danger. Willa t’a récupéré à temps.

— Que serait-il arrivé dans le cas contraire ? Son regard parut s’assombrir.

— Alors ? insista-t-il.

— Tu ne dois pas penser à ça.

— À quoi ?

— Cela ne peut pas t’arriver de toute manière. Oncle Larry considère que tu n’as pas le type.

— Le type pour quoi ? – pour devenir un zombie comme ceux que j’ai vus à la Coopé ?

— Des zombies ? De quoi parles-tu ?

Il lui décrivit ce qu’il avait aperçu par la porte ouverte.

— Oh… ceux-là. Elle détourna les yeux, soudain distante. « Gilbert, vas-tu les mentionner dans ton rapport ? »

— Peut-être.

— Il ne faut pas.

— Pourquoi pas ? Qui sont-ils ? Que sont-ils ?

— Nous prenons soin des nôtres. Ce sont des membres utiles à notre communauté.

— Mais ils ne sont pas tout à fait là.

— C’est vrai. » Elle le considéra d’un regard ardent. « Si l’État les prenait en charge, il les enlèverait de la vallée, pour la plupart. Ce serait désastreux pour les Santarogans, Gilbert. Crois-moi. »

— Je te crois.

— Je le savais.

— Ce sont les échecs, hein ? Ceux que le Jaspé a détruits.

— Gilbert !… Ce n’est pas ce que tu penses. Le Jaspé est quelque chose… de merveilleux. Nous l’appelons le Carburant de la Conscience. Il t’ouvre les yeux et les oreilles, étend tes perceptions, il… Elle ne put continuer, lui sourit : « Mais tu le sais déjà…

— Je crois savoir, oui. Il regarda le sac dans sa main. Que contenait-il ? Un don paradisiaque pour l’humanité tout entière, ou un cadeau de l’enfer ? Était-ce l’enchantement maléfique qu’il s’était représenté ou bien une libération définitive ?

— C’est merveilleux et maintenant tu le sais, dit Jenny.

— Alors pourquoi ne le criez-vous pas sur les toits ?

— Gil ! Son regard était accusateur.

Brusquement. Dasein s’imagina la réaction probable de Meyer Davidson… Davidson et ses cohortes, les jeunes cadres agressifs et leurs patrons aux yeux secs.

Ce qu’il tenait dans la main c’était leur ennemi.

Pour tous ces hommes vêtus des mêmes costumes sombres, pour ces hommes dont le regard froid pesait et classait toute chose, les gens de cette vallée étaient l’ennemi à vaincre. En y pensant plus avant, Dasein s’aperçut que pour eux tous les clients représentaient « l’Ennemi ». Davidson et ses semblables s’affrontaient, rivalisaient, certes. Mais entre eux, ils admettaient lutter avant tout contre les masses qui existaient derrière la façade respectable de leurs opérations financières.

La cohérence était évidente entre leurs paroles et leurs actes ; ils parlaient de « positionnement optimum pour l’achat », « d’impact visuel du linéaire », de « limite de gonflage » et de « seuil d’acceptabilité ». C’était un langage en vogue, inspiré du vocabulaire des manœuvres militaires et du combat. Ils savaient quelle hauteur devait avoir un rayon pour favoriser chez l’acheteur la saisie des articles, connaissaient « l’impact du linéaire », la largeur minimale de rayonnage permettant au client de remarquer le produit. Ils savaient dans quelle proportion l’emballage pouvait être « gonflé » pour le faire paraître plus avantageux ; le prix et la quantité de manipulations qu’un client pouvait accepter avant de manifester un « syndrome de rejet ».

Et nous sommes leurs espions, songeait Dasein. Les psychiatres et les psychologues – tous les spécialistes en « sciences sociales » – nous sommes leur cinquième colonne.

Il voyait les vastes manœuvres de ces armées, la conspiration destinée à maintenir « l’Ennemi » dans un état de somnolence, à le rendre malléable. Qu’importaient les luttes intestines entre les chefs de ces armées : ils respectaient leur code interne. Aucun ne dévoilait la guerre réelle.

Dasein n’avait jamais envisagé sous ce jour l’univers des études de marché. Il revit la franche honnêteté dont faisaient preuve les Santarogans dans leur publicité ; ses doigts se crispèrent sur le sac en papier.

Que lui faisait donc ce truc ? Il se détourna de Jenny, pris d’un soudain accès de colère. Voilà qu’il se mettait à imaginer des choses insensées ! Des armées !

Il n’y avait pas moyen d’échapper au Jaspé à Santaroga. L’enquête lui faisait obligation de ne pas l’éviter.

Je dois m’insinuer dans leurs esprits, se rappela-t-il. Vivre leur vie. Penser comme eux.

Il vit alors la situation telle que Jenny et les siens devaient la voir. Ils étaient engagés dans une forme de guérilla. Ils avaient instauré un mode de vie intolérable pour l’extérieur. Santaroga présentait une menace trop importante pour les oligarchies de la finance et de l’industrie. Son seul espoir résidait dans l’isolement et le secret.

Aller le crier sur les toits, allons donc. Pas étonnant qu’elle l’ait rembarré, surprise.

Dasein se tourna, regarda Jenny : elle attendait patiemment qu’il se sorte lui-même de ce labyrinthe. Elle lui adressait un sourire d’encouragement et soudain, à travers elle, il voyait tous les Santarogans. Ils étaient des Indiens, des gens qui avaient besoin de se débrouiller seuls, de vivre et de chasser comme le dictait leur instinct. Le problème était qu’ils vivaient dans un monde qui ne pouvait être culturellement neutre : ce monde extérieur continuerait de vouloir rendre les gens, toujours et partout, uniformes.

Un pied dans chaque monde, pensant sous l’emprise de la drogue, mais conservant ses souvenirs de l’extérieur, Dasein ressentit pour Jenny une profonde tristesse. Santaroga serait détruite – il n’y avait aucun doute.

— Je suis sûre que tu vois pourquoi, dit Jenny.

— On assimilerait le Jaspé au LSD, aux narcotiques. La loi y verrait le haschich de Santaroga. Vous seriez rayés de l’existence, détruits.

— Je n’ai jamais douté que tu comprendrais, une fois exposé, dit-elle. Elle se nicha dans ses bras, se serra contre lui, l’étreignit avec ardeur. J’avais confiance en toi, Gilbert. Je savais que je ne pouvais me tromper sur ton compte.

Il ne savait que lui répondre. Une tristesse profonde le submergea. Exposé.

— Bien sûr, tu aurais toujours à faire ton rapport, reprit-elle. Cela ne résoudrait rien si tu échouais. Ils trouveraient quelqu’un d’autre, c’est tout. On commence à s’en lasser.

— Oui… Il faudra que je fasse un rapport.

— Nous comprenons.

Sa voix lui déclencha des frissons. « Nous comprenons ». C’était ce Nous qui avait fouillé son sac, avait failli le tuer… avait effectivement tué deux hommes.

— Pourquoi frissonnes-tu ?

— Juste le froid.

Il repensa alors à cette chose qu’il avait sentie tapie au seuil de sa conscience, cette créature ancestrale, curieuse, pressante, infatigable qui en était jaillie comme le cou d’un dinosaure. Elle était toujours là, à l’étudier, prête à le juger.

— Je ne travaille qu’une demi-journée, aujourd’hui, lui annonça Jenny. Quelques amis ont organisé un pique-nique près du lac. Ils voudraient faire ta connaissance. Elle se recula, le regarda dans les yeux. « J’aimerais bien te montrer, aussi. »

— Je… ne crois pas que je puisse nager.

— Ta pauvre épaule. Je sais. Mais le lac est si beau à cette époque de l’année. Nous ferons un feu, ce soir.

Quel est ce nous ? se demanda-t-il.

— Ça m’a l’air magnifique, fut sa réponse mais en même temps il se demanda pourquoi son estomac se nouait d’angoisse. Il se raisonna : ce n’était pas de Jenny dont il avait peur – pas de cette femme généreuse et belle. Peut-être alors de Jenny-la-déesse… C’était une pensée qui avait jailli brusquement et qui le narguait.

Dasein se moqua de lui-même, se disant qu’il avait tendance à trop vouloir déchiffrer les moindres nuances de cette vallée et de ses habitants. C’était la maladie des psychanalystes, bien entendu – ne voir les choses qu’à travers la brume du raisonnement.

— Repose-toi un peu et retrouve-moi en bas à midi, dit Jenny.

Elle se sépara de lui, puis, arrivée à la porte, se retourna pour le dévisager : « Tu as un comportement bizarre, Gilbert. Est-ce que tu aurais un ennui ? »

Sa voix avait un ton inquisiteur qui mit immédiatement Dasein sur ses gardes. Ce n’était pas la Jenny spontanée, inquiète pour l’homme qu’elle aimait. C’était une… une observatrice cherchant à découvrir quelque danger personnel.

— Rien dont on ne puisse venir à bout avec de la nourriture et du repos. Il avait voulu prendre un ton badin, mais sans succès, il le savait.

— À tout à l’heure, lui dit-elle toujours de la même voix distante.

Dasein regarda la porte se refermer sur elle. Il avait l’impression d’avoir joué devant une sorte particulière de caméra, capable de relever les illogismes. Une pensée volage lui trottait dans la tête : …l’exposition de la personnalité, des manières et du caractère.

Qui veut exposer ma personnalité, mes manières et mon caractère ? s’interrogea Dasein. Il sentait le danger d’une telle question, grosse d’accusations et de contre-accusations.

Le sac de nourriture lui pesait dans la main. Dasein le considéra, conscient de sa fringale, conscient également de la menace qu’il recelait. Le Jaspé provoquait-il des altérations irrémédiables ?

Il jeta le sac sur son lit, ouvrit la porte, scruta le corridor. Personne. Il sortit, examina le pan de mur derrière lequel se cachait la régie de télévision. Il lui fallut un moment pour s’apercevoir de ce qui n’allait pas : C’était comme une dislocation de la réalité – une porte occupait dans le mur un espace où elle ne se trouvait pas auparavant.

Attiré comme par un aimant, Dasein s’approcha de la porte, l’examina. Son encadrement de bois poli, usé, était identique à celui des autres portes du palier. Il donnait une impression de parfaite conservation. Une porte qui avait toujours été là, semblait dire cet encadrement. La plaque numérotée était légèrement éraflée. Ses bords étaient ternis là où n’avait pu atteindre le chiffon de la femme de ménage. La poignée avait la patine d’un long usage.

Dasein hocha la tête. Il fut tenté d’ouvrir la porte, se ravisa. Il se sentait terrorisé par ce qu’il pourrait découvrir derrière. La banalité – un lit, une baignoire, une table et des chaises – voilà ce qui serait pis que tout. La plaque numérotée – le 262 – le fascinait. Il caressa l’idée folle de l’avoir déjà vue auparavant… ici même. Cette porte était trop ordinaire.

Brusquement, Dasein fit demi-tour, réintégra sa chambre, en ouvrit la fenêtre. Un coup d’œil par les fenêtres au-dessus de l’auvent résoudrait le mystère. Il entreprit de grimper le rebord, s’arrêta. Un homme se tenait dans une allée bordée de roses sous le grand chêne.

Dasein reconnut Winston Burdeaux. Il maniait un pulvérisateur à main qui projetait un fin brouillard sur les roses. Tandis que Dasein l’observait, Burdeaux leva la tête, lui fit un signe.

Plus tard, se dit Dasein. Je regarderai plus tard.

Il répondit au salut de Burdeaux, referma la fenêtre, tira le rideau.

Ainsi donc ils avaient découpé une porte dans ce mur, c’était bien ça ? Que cherchaient-ils à faire ? Détruire sa notion de la réalité ?

Le sac posé sur le lit attira son attention. Il traversa la chambre. Il le voyait comme une ultime tentation. Il contenait plus que de la nourriture : il sentait en lui une faim que seul le Jaspé pourrait rassasier. Dasein sentit brusquement qu’il était comme l’Ulysse de Tennyson : son destin était « de lutter, chercher, trouver et ne pas céder. » Pourtant, l’idée de la présence du Jaspé dans ce sac attirait sa main. Il sentit le paquet se déchirer sous ses doigts.

Du fromage Jaspé. Il exhalait cet arôme ensorcelant. Avec un sentiment d’impuissance mentale, il se retrouva en train d’en mastiquer une bouchée. Elle irradiait une sensation de chaleur tandis qu’il l’avalait. Il continua de manger, hypnotisé par ses propres actes.

Lentement, il s’effondra sur le lit, la tête contre l’oreiller, le regard perdu au plafond. Les veines du bois sur une des poutres ondulaient comme une mer houleuse. Une sensation qui l’emplit d’une crainte totale, terrifiante. Il sentait sa propre conscience se dresser comme une barrière face au monde extérieur, ce monde extérieur qui n’était qu’une machine stupide dépourvue de sentiments ou de compassion.

Son identité devenait un rayon de lumière sans cesse plus étroit, tandis que les flots puissants de l’inconscience se gonflaient… pour atteindre une intolérable hauteur.

C’est un psychédélique, se dit-il. Ne te laisse pas aller.

Mais il était désormais impossible d’arrêter le mouvement. Sa conscience, explosant dans toutes les directions, emportée par le torrent de ses sens dévoilés, lui fit atteindre un état de perception planante.

L’essence de son être s’était diluée : ne subsistait plus maintenant qu’une conscience détachée du temps, dépourvue de toute anxiété. Il s’aperçut que cette sensation l’enivrait. Son esprit se mit à l’explorer.

Où sont les enfants ? se demanda-t-il.

Ce fut pour lui une brusque révélation de réaliser qu’il n’avait vu ni enfants ni écoles dans la vallée.

Où sont les enfants ? Pourquoi ce fait n’avait-il été remarqué par aucun des autres enquêteurs ?

Les autres enquêteurs sont morts, se rappela-t-il.

La mort – c’était une pensée qui bizarrement n’était plus terrifiante. Il sentit qu’il avait atteint un stade de décompression qui transcendait les luttes de pouvoir. La vallée, le Jaspé étaient devenus des éléments de son existence. La chambre baignée de lumière, les feuilles du chêne derrière la fenêtre : tout n’était que beauté, innocence, transparence. L’univers extérieur était devenu une partie de lui-même, emplie de sagesse et de compassion.

Dasein s’émerveilla de cette sensation : l’univers extérieur – c’était comme s’il venait de le créer. Nama-Rupa, songea-t-il. Je suis Nama-Rupa : le verbe et la forme, créateur de l’univers dans lequel j’existe.

La douleur de son épaule blessée attira un instant son attention vagabonde. La douleur : une crise brève, contre laquelle il suffisait de projeter des souvenirs de plaisir. La douleur s’affaiblit.

Puis vint le bruit de pneus sur les gravillons. Il entendit un oiseau chanter. Les bruits formaient un moirage qui jouait devant sa conscience ; ils dansaient et scintillaient.

Il se souvint du regard inquisiteur de Jenny.

Un souvenir horrible, choquant, qui le fit tressaillir, l’étouffa. Sa respiration se fit difficile. Il avait la sensation d’avoir été un acteur de l’histoire, mais une histoire qui lui était inconnue, peuplée de déesses et de créatures aux pouvoirs terrifiants. Une histoire qui se déroulait à une vitesse étonnante, au mépris de toute notion préconçue sur sa lenteur. Comme une série d’événements qu’il était incapable de séparer, de distinguer. Ils traversaient par éclairs sa conscience, le laissant à jamais changé.

Le Jaspé, songea-t-il. Je ne peux plus revenir… à… ce que j’étais… auparavant.

Ses joues étaient baignées de larmes.

Il se rappela la façon dont on avait fouillé son sac. Un sanglot le secoua. Que voulaient-ils ?

Dasein se surprit à se croire entouré de démons, rusés, avides, prêts à lui sucer le sang, dévorer son être et son âme. Ils baragouinaient derrière le cercle enchanté de sa conscience solitaire. Cette sensation, aussi primitive qu’une danse de sorcières, refusait de le quitter. C’étaient des robots, des automates au visage malléable et grimaçant, aux yeux lumineux.

Il se mit à trembler, sentit qu’il transpirait d’abondance, mais c’était là une sensation lointaine, éprouvée par un étranger.

Sa tête tournait. Il se leva pesamment, tituba, trébucha en traversant la chambre. Arrivé au mur, il se tourna, se remit à tituber, d’arrière en avant – d’avant en arrière… Il n’avait nul endroit où se cacher. Le soleil qui traversait la fenêtre lui révélait des formes grotesques : des lézards à visage humain, des gnomes miroitants, des insectes aux ailes en cadran de montre…

Il s’effondra sur le sol, agrippa le tapis. Des tresses rouges du motif jaillirent des griffes qui s’élancèrent vers lui. Il recula jusqu’au lit, tomba en travers. Le plafond ondulait comme une mer renversée.

Quelque part, quelqu’un jouait du piano – du Chopin.

Dasein sentit soudain qu’il était devenu le piano. Les notes le transperçaient de leur brillance cristalline, faisaient vibrer son angoisse. Une clarté éblouissante l’envahit peu à peu. Il prit conscience de ses vêtements trempés de sueur. Ses paumes étaient moites. Il sentait qu’il avait accompli un long parcours, traversé un détroit dangereux. Le voyage lui avait ôté toute force.

Mais la chambre se dévoilait maintenant à ses yeux dans toute son innocence : Les poutres du plafond étaient des objets à comprendre… Les nervures se fondaient dans les arbres… qui devenaient des pousses… puis des graines… puis des arbres… Tous les objets manufacturés que croisait son regard s’étendaient pour lui dans le passé et dans le futur. Plus rien n’était stable.

Tout était mouvement, et lui aussi était une partie de ce mouvement.

Des vagues de sommeil l’assaillirent, déferlant du fond de son esprit – toujours plus haut… plus haut… plus haut.

Le sommeil l’enveloppa.

Et dans l’obscurité, quelque chose ne cessait de rire… de rire… de rire…

Dasein s’éveilla avec la sensation d’avoir dormi très longtemps – une vie entière, peut-être. Sa gorge émit un toussotement. Il entendit ce bruit sortir de lui comme s’il venait d’un étranger et cela le terrifia. Sa montre lui révéla qu’il avait dormi plus de deux heures.

À nouveau cette toux étrangère lui racla la gorge. Il s’extirpa du lit, étonné de sa faiblesse. Son épaule allait mieux, certes : la douleur n’était plus qu’un élancement sourd.

On frappa à la porte.

— Oui ? dit Dasein.

— C’est Win Burdeaux, Monsieur. Miss Jenny m’a demandé de vous rappeler qu’elle viendra vous chercher d’ici une demi-heure.

— Oh… merci.

— Ce n’est rien, Monsieur. J’espère que vous avez fait une bonne sieste.

Dasein resta à regarder la porte, ahuri. Comment Burdeaux sait-il que j’ai dormi ?

Peut-être que j’ai ronflé.

Le corridor était à nouveau silencieux, mais Dasein savait que Burdeaux était reparti.

Pensif, il ôta ses vêtements chiffonnés, se doucha et se changea. Il se sentait irrité, frustré. On l’observait en permanence. Il eût été si facile de laisser sa colère se muer en rage. Il le savait. Pourtant, ce n’était pas le moment d’être enragé.

Il en vint à se demander s’il y avait une saison pour ça.

Une sensation d’humidité lui fit porter son attention sur sa main droite. Il s’aperçut avec surprise qu’il tenait toujours une serviette de toilette. Un objet anodin, garni d’un liséré vert et blanc. Il la jeta dans la salle de bains où elle atterrit avec un claquement humide.

On frappa à nouveau. Il sut que c’était Jenny.

Il prit une brusque décision.

Il traversa la chambre à grands pas, ouvrit violemment la porte. Elle était là, vêtue d’une robe à bretelles orange et d’un chemisier blanc ; son sourire accentuait la fossette sur sa joue gauche.

— Je suis contente que tu sois prêt. Dépêche-toi, ou sinon nous serons en retard.

Tandis qu’il se laissait conduire au bas des marches, Dasein se demanda si son imagination lui avait joué un tour ou s’il avait cru voir un bref instant de tristesse sur son visage avant qu’elle ne sourît ?

Jenny continuait de parler toute seule tandis qu’ils descendaient l’escalier, traversaient le hall pour atteindre le porche.

— Tu vas adorer le lac à cette époque de l’année. Je voudrais pouvoir y rester plus longtemps. Tu semblés moins faire attention à ton épaule. Je suis sûre qu’elle va mieux. Oncle Larry veut que tu passes le voir dans la soirée pour qu’il t’examine. Toute la bande a hâte de te connaître. Tiens les voilà.

La bande occupait un camion à ridelles.

Dasein reconnut dans la cabine le visage de lutin de Willa Burdeaux. Elle était assise à côté d’un jeune blond, au visage plutôt osseux, aux grands yeux bleus innocents. Elle répondit à son regard par un clin d’œil lent et délibéré. Une douzaine de couples au moins avait envahi l’arrière du véhicule… sans compter quelques solitaires : un grand type brun aux yeux sombres et perçants – Walter Je-ne-sais-quoi ; Dasein n’avait pas saisi son nom de famille… deux jeunes femmes, boulottes, avec de longs cheveux blond paille encadrant un visage rond – Rachel et Mariella.

Jenny avait fait les présentations trop rapidement pour que Dasein pût se rappeler tous les noms, mais il avait pu remarquer que le jeune homme aux côtés de Willa Burdeaux était son fiancé – Cal Nis.

Des mains se tendirent pour l’aider à grimper à l’arrière du camion, tirèrent Jenny après lui. Des caisses, le long des ridelles, tenaient lieu de sièges. Dasein se retrouva tassé dans un coin avec Jenny nichée tout contre lui. Il se mit à observer l’ambiance de carnaval qui régnait autour de lui : les rires sans retenue, les plaisanteries et les taquineries.

Le camion s’ébranla. Le vent les fouettait. Dasein ressentait des impressions fugaces : le défilement des arbres, quelques pans de ciel, les cahots de la route… et ce rire omniprésent.

Il prit peu à peu conscience que Jenny et lui en étaient exclus.

Était-ce par un sentiment de délicatesse ? Voulaient-ils laisser à l’étranger le temps de s’acclimater ?

Il essaya d’envisager la situation en psychologue, mais le fait qu’il y était personnellement impliqué le gênait. Impossible de porter son regard analytique sur des détails sans que son ombre ne vienne s’interposer devant la scène. Pour couronner le tout, son épaule se remettait à le faire souffrir là où Jenny s’appuyait. Les cheveux de la jeune fille, ébouriffés par le vent, lui caressaient le visage. Chaque embardée du camion provoquait des élancements dans son épaule.

La situation prenait un tour cauchemardesque.

Jenny s’étira, lui susurra à l’oreille :

— Oh. Gil… j’en ai rêvé de ce jour… où tu serais ici, l’un des nôtres.

L’un des nôtres, songea Dasein. Suis-je vraiment l’un des leurs ?

Walter Je-ne-sais-quoi s’était visiblement mépris sur l’attitude de Jenny. Il leva la main et cria, depuis l’autre bout du camion :

— Hé ! Défense de se bécoter avant la nuit !

Ce fut l’occasion d’un éclat de rire général, mais personne ne leur prêta spécialement attention : ils poursuivirent leur conversation.

Se bécoter.

Le terme avait fait passer son esprit en surmultipliée. C’était une expression tombée en désuétude à l’extérieur, anachronique, déplacée. Et pourtant, sur les lèvres de ce Walter, elle avait un accent familier. C’était un terme en usage dans la vallée.

Dasein se mit à voir Santaroga sous un nouveau jour. Ils étaient conservateurs au sens propre du mot : ils s’accrochaient au passé, résistaient au changement. Il rectifia : résistaient à certains changements. C’étaient des gens qui avaient décidé que certaines traces du passé devaient être maintenues. C’était là ce qui faisait d’eux des étrangers. Le monde extérieur s’éloignait d’eux. La vallée était devenue une réserve qui perpétuait les conditions d’une vie passée.

Le camion obliqua et prit une route encadrée de Sycomores. Sous leur vaste ombrage, leur domaine prenait des teintes de vert et d’or.

Un dos d’âne fit grimacer Dasein lorsque Jenny lui heurta l’épaule.

Le camion émergea du bois de sycomores, traversa un bosquet de pins pour déboucher sur une clairière herbeuse qui laissait place au sable près de la rive d’un lac céruléen.

Dasein resta abîmé dans sa contemplation, à peine conscient des autres passagers qui sautaient dans l’herbe, ignorant Jenny qui le pressait de descendre à son tour. Quelque chose dans ce lac – une sensation vaguement familière – l’avait frappé d’un sentiment de beauté et de menace.

Un étroit ponton flottant menait de la plage jusqu’à un plongeoir dont les planches grises étaient patinées par le soleil. Des barques étaient amarrées sur un des côtés du ponton.

Beauté et menace.

La sensation disparut. Il était perplexe. Il voyait des fantômes, faisait trop d’introspection.

— C’est ton épaule ? demanda Jenny.

— Ça va aller.

Il descendit avec elle du camion. Il aurait voulu se laisser aller, faire partie intégrante du groupe, prendre part à leurs rires.

Ils s’amusaient bien : ils portaient des paquets près des tables disposées sous les arbres, rassemblaient des pierres pour préparer des foyers. Certains s’éclipsèrent derrière les arbres et réapparurent en costume de bain.

Jenny s’était réunie à un groupe qui disposait les pique-niques sur les tables. Puis, suivant le mouvement général, elle se précipita vers les flots, se débarrassant de sa robe pour révéler un maillot une-pièce orange. C’était une naïade, ses membres souples et bruns jouaient dans la lumière du soleil. Elle lui adressa un signe de main depuis le ponton et cria :

— À tout de suite, chéri !

Dasein la vit plonger dans le lac avec le sentiment qu’il venait brusquement de la perdre. Il éprouvait une intense jalousie, se faisait l’effet d’un vieillard décrépit entouré d’enfants joueurs, incapable de se joindre à leur bonheur.

Il parcourut du regard le lac et les bois environnants. La brise soufflait sur les flots. Elle sentait l’été, un parfum d’herbe mêlée aux aiguilles de pins. Il aurait voulu soudain avoir de quoi trinquer à cette brise, à cette journée : boire une potion qui l’eût fait participer à ce spectacle.

À pas lents, Dasein descendit vers le ponton de bois. Des nuages moutonnaient dans le ciel et lorsqu’il baissa les yeux vers la surface de l’eau, il les vit flotter au fond du lac. Des vaguelettes brouillèrent cette illusion. Jenny apparut, et vint s’accouder aux planches. Son visage ruisselant, souriant, n’avait jamais été si adorable.

— Chéri, pourquoi ne pas venir te bronzer sur le plongeoir pendant qu’on nage ?

— D’accord. Peut-être que je pourrai même faire un tour à la rame dans l’une de ces barques.

— Ne force pas ton épaule, sinon je le dirai à l’oncle Larry. Elle s’écarta d’une poussée du pied, nagea paresseusement vers le plongeoir.

Dasein la suivit, se frayant un chemin au milieu des nageurs-ruisselants qui allaient et venaient sur la passerelle. Il fut frappé par la façon curieuse dont cette foule le regardait sans le voir : ils lui ouvraient le passage mais ne le regardaient jamais directement. Ils s’interpellaient devant lui, mais ne s’adressaient jamais à lui.

Il se dirigea vers le premier canot de la rangée, défit son amarre, s’apprêta à embarquer. Jenny nageait à une quinzaine de mètres de là, en un crawl lent et coulé qui l’éloignait en biais du ponton.

Dasein se redressa, avança le pied pour descendre dans l’embarcation. À cet instant, quelqu’un le poussa au milieu du dos. Son pied heurta le plat-bord, projetant en avant le canot. Il vit qu’il allait tomber dans le lac, pensa : Oh, zut ! Je vais tremper mes vêtements. La poupe de la barque revenait vers lui, il crut pouvoir l’attraper mais son pied gauche glissa sur une planche mouillée du ponton. Il se sentit partir en biais sans pouvoir contrôler son mouvement.

Du coin de l’œil, il vit le flanc du bateau se ruer vers lui. Il essaya de l’agripper mais il était du côté de sa mauvaise épaule. Son bras n’était pas assez rapide.

Une explosion d’obscurité se fit dans son crâne. Dasein se sentit couler, sentit le froid l’envelopper, silencieux, sombre et accueillant.

Une partie de son esprit hurlait : Beauté ! Menace !

Une combinaison qui lui parut bizarre.

Il sentait une douleur lointaine dans ses poumons, et il faisait froid – horriblement froid. Il sentait une pression… et le froid… tout cela restait lointain, sans importance.

Je suis en train de me noyer, pensa-t-il.

C’était une pensée inintéressante : une chose qui concernait quelqu’un d’autre.

Ils ne vont pas me voir… et je vais me noyer.

Le froid devint plus immédiat : humide.

Quelque chose le retourna avec violence.

Et pourtant, tout ceci restait distant ; arrivait à cet autre qu’il savait être lui-même, mais ne pouvait le concerner.

La voix de Jenny tomba sur lui comme un coup de tonnerre :

— À l’aide ! Je vous en prie ! Venez m’aider ! Oh Seigneur ! Personne ne viendra donc m’aider ? Je l’aime ! S’il vous plaît, aidez-moi !

Il prit soudain conscience d’autres voix, d’autres mains.

— Ça va, Jen. Nous le tenons.

— Je vous en supplie, sauvez-le ! Sa voix était hachée de sanglots.

Dasein sentit qu’on le hissait contre quelque chose de dur qui lui pressait le ventre. Quelque chose de chaud emplit sa bouche. Une douleur fulgurante lui traversa la poitrine.

Brusquement, il se mit à tousser – il haletait, la douleur lui arrachait la gorge et les bronches.

— Il a avalé une bonne quantité d’eau. C’était une voix masculine, presque vide d’émotion.

La voix de Jenny implorait, tout près de son oreille :

— Est-ce qu’il respire ? Je vous en prie, qu’il ne lui arrive rien ! Dasein sentit une moiteur contre son cou et toujours la voix implorante de Jenny près de lui : « Je l’aime. Sauvez-le je vous en prie. »

La même voix froide et masculine répondit :

— Nous comprenons, Jenny.

Puis une autre voix, enrouée, celle d’une femme :

— Il n’y a qu’une chose à faire, bien sûr.

— C’est ce que nous faisons ! hurla Jenny. Vous ne comprenez donc pas ?

Tandis que des mains le saisissaient, le soulevaient, commençaient à l’emporter, Dasein eut la force de se demander : Faire quoi ?

Il ne toussait plus mais sa poitrine restait douloureuse. Il avait mal lorsqu’il respirait.

Il sentit de l’herbe sous son dos. On l’enveloppa dans quelque chose de chaud et de douillet : c’était une étrange sensation fœtale.

Dasein ouvrit les yeux, découvrit Jenny devant lui, sa chevelure brune encadrée par le ciel bleu. Elle esquissa un sourire tremblant.

— Oh, merci mon Dieu, murmura-t-elle.

Des mains lui soulevèrent les épaules. Le visage de Jenny disparut. On pressa contre ses lèvres une tasse pleine d’une liquide noir et fumant. Dasein sentit l’odeur presque irrésistible du Jaspé, sentit le café bouillant lui brûler la gorge.

Instantanément, une sensation de chaleur et de bien-être commença de se diffuser dans tout son corps. On écarta la tasse ; elle revint lorsqu’il en approcha les lèvres.

Quelqu’un se mit à rire, dit quelque chose que Dasein ne put saisir complètement. Comme : « Prends-en une bonne dose. » Mais ça ne voulait rien dire, il rejeta cette idée.

Les mains le reposèrent dans l’herbe avec précaution. La voix masculine dépourvue d’intonations dit :

— Laissez-le au chaud et au calme un moment. Il va bien.

Le visage de Jenny reparut. D’une main, elle lui caressa la tête.

— Oh, chéri, dit-elle. J’ai regardé vers le ponton et tu n’y étais plus. Je ne t’ai pas vu tomber, mais je savais. Et personne n’avait rien remarqué. Ça m’a pris tellement longtemps pour arriver. Oh, ta pauvre tête. Tu as un de ces bleus.

Dasein ressentit alors la migraine comme si ses mots avaient suffi à la déclencher : une douleur puissante qui courait de la tempe à son oreille. Un coup pareil – Ne devrais-je pas passer une radio ? se demanda-t-il. Comment savent-ils que je n’ai pas de fracture du crâne… ou de traumatisme ?

— Cal dit que le canot devait verser de l’autre côté lorsque tu l’as heurté, expliqua Jenny. Je ne crois pas que tu te sois cassé quelque chose.

La douleur fulgura lorsqu’elle effleura son ecchymose.

— Ce n’est qu’un mauvais bleu.

Qu’un mauvais bleu ! se dit-il. Une brusque colère le prit. Comment pouvaient-ils faire preuve d’une telle indifférence ?

Pourtant, cette sensation de chaleur continuait d’irradier en lui et il songea : Bien sûr que je vais bien. Je suis jeune, en parfaite santé. Je vais guérir. Et j’ai Jenny pour me protéger. Elle m’aime.

Quelque chose dans cet enchaînement d’idées lui sembla soudain totalement erroné. Il cligna des yeux. Comme si c’était un signal de déclenchement, sa vision se brouilla, revint en éclairs scintillants : rouge, orange, jaune, brun, vert, violet, bleu, parcourus d’éclats cristallins.

La lumière se fondit en une sensation de membrane interne, la perception d’une perception qui jaillissait de son esprit même. Il vit alors les pulsations puissantes de son propre cœur, la fragile enveloppe de ses méninges qui se soulevait et retombait au rythme de son pouls, il vit la zone endommagée : un simple bleu, le crâne était intact.

Dasein comprit alors pourquoi les Santarogans semblaient se soucier si peu de sa blessure. Ils la percevaient à travers lui. S’il était comme eux, il leur dirait quand il aurait besoin d’aide.

Mais alors, pourquoi n’ont-ils pas tenté de me sauver avant l’arrivée de Jenny ? Et la réponse était là, étonnante : Parce que je n’ai pas crié à l’aide mentalement !

— Tu ne devrais pas t’assoupir maintenant, je ne crois pas, dit Jenny.

Elle chercha sa main gauche, l’étreignit. « Ne dit-on pas qu’il ne faut pas dormir après une blessure à la tête ? »

Dasein la dévisagea, contempla ses boucles brunes emmêlées, regarda ses yeux qui semblaient le toucher tant ils l’observaient avec attention. Ses cils étaient humides et il sentit que s’il cherchait derrière ces yeux il y trouverait la voie menant à un royaume magique.

— Je t’aime, murmura-t-il.

Elle lui pressa un doigt contre les lèvres :

— Je sais.

Je suis un Santarogan, désormais, pensa Dasein.

Il retourna cette idée dans sa tête ; il avait toujours cette bizarre faculté de perception qui lui permettait de rester en contact avec Jenny alors même qu’elle avait relâché sa main pour le laisser seul, allongé dans l’herbe. Il n’y avait rien de télépathique dans cette perception : c’était plutôt l’appréhension de l’état d’esprit ambiant. Comme si tous nageaient dans le même lac : dès que l’un troublait l’eau, tous les autres le percevaient.

Mon Dieu ! Quels progrès le Jaspé pourrait apporter au monde, songea-t-il.

Mais cette pensée souleva de vagues le lac de leur conscience mutuelle : elle était génératrice de tempêtes. Dangereuse. Dasein l’écarta.

Puis il se rappela les raisons qui l’avaient conduit ici et vit alors le conflit sous un angle nouveau. Ceux qui l’avaient envoyé, que désiraient-ils ?

Une preuve.

Mais quelle preuve ? Il était incapable de le discerner ; s’y mêlait indissolublement l’anecdote de la voiture de Jersey Hofstedder, le caractère renfermé, typiquement Yankee de ces gens.

Dasein vit que les amis de Jenny le remarquaient maintenant : ils le regardaient. Lui parlaient. Et lorsque lui prit l’envie de se lever pour s’approcher du grand feu qu’ils avaient allumé pour lutter contre la fraîcheur vespérale, ils vinrent lui prêter assistance sans qu’il l’ait demandé.

La nuit tomba.

Dasein était assis sur une couverture à côté de Jenny. Quelqu’un jouait de la guitare, dans l’obscurité. La nuit éclairait une moitié du lac, l’autre était comme une grande dalle noire que léchaient des vaguelettes poussées par le vent. Dasein avait l’impression qu’il aurait suffi d’effacer cette noirceur pour découvrir, dans une gloire de lumière le royaume des fées.

Collée contre lui, Jenny murmura : « Tu vas mieux. Je le sens. »

Il opina, sans un mot.

Des torches luisaient près de la rive : on attachait les canots. Quelqu’un lui passa un sandwich qui embaumait le Jaspé. Il mangea, contemplant les torches et le feu – les arbres alentour étaient parcourus de reflets rouges au milieu desquels dansaient des ombres grotesques ; des panaches de fumée voletaient devant la lune. Vivement, Dasein cacha dans sa poche un morceau du sandwich.

Sans savoir pourquoi, lui revint un souvenir : c’était juste après que Jenny eut quitté la faculté. Il avait plu. Il se revoyait passant la tête par la fenêtre pour sentir la pluie, contemplant les reflets de l’herbe humide, gouttelettes scintillantes pareilles à un collier brisé, éparpillé sur le gazon.

Le vent tourna brusquement, lui envoyant la fumée dans les yeux. Il en avala une bouffée qui le fit brutalement redescendre sur terre, dans le présent. Il sentit Jenny toute proche… qui attendait.

Tandis qu’il pensait à elle, elle se redressa, colla ses lèvres contre les siennes. Ce fut un long baiser, où se mêlaient des notes de guitare, le souvenir de la pluie et le goût de la fumée.

Comment pourrais-je l’expliquer ? se demanda Dasein. Selador me croirait fou.

Jenny avait bougé contre lui, à cette pensée. Elle lui caressa le cou.

— Marions-nous bientôt, lui susurra-t-elle.

Pourquoi pas ? se dit Dasein. Je suis un Santarogan, maintenant.

Mais cette idée s’accompagnait d’une vague de terreur qui lui enserra la poitrine et fit frissonner Jenny. Elle s’écarta, le regarda, inquiète.

— Tout ira bien, tu verras, murmura-t-elle.

Sa voix restait inquiète, pourtant. Et Dasein sentit une menace dans la nuit. Le guitariste pinça une note aigrelette, s’arrêta de jouer.

Dasein vit que la lune avait gagné la zone obscure du lac… ne révélant aucun royaume féerique : rien que les flots, et les arbres.

La nuit s’était franchement rafraîchie, maintenant.

Jenny pressa encore ses lèvres contre les siennes.

Dasein savait qu’il l’aimait toujours. C’était une réalité à laquelle il pouvait se raccrocher. Mais la magie avait disparu. Il sentait qu’il avait frôlé la folie ; et il en gardait encore la marque.

Lorsqu’elle se dégagea, il lui dit dans un murmure :

— Je veux t’épouser, Jenny. Je t’aime… mais… j’ai besoin de temps. J’ai besoin…

— Je le sais, chéri. Elle lui caressa la joue. « Prends tout le temps qu’il te faut. »

Sa voix s’était faite distante, à mesure qu’elle s’écartait de lui. Dasein sentit alors la froidure de la nuit, l’immobilité de leurs compagnons.

Soudain, tout le groupe se mit en mouvement. Ils commencèrent à se diriger vers le camion.

— Il est temps de rentrer, dit Jenny.

Rentrer où ? s’interrogea Dasein.

Jenny se leva, lui offrit la main. Il trébucha, pris d’un brusque vertige. Jenny le retint.

— Veux-tu qu’oncle Larry t’examine la tête ce soir ?

Piaget. Telle était donc sa destination : Piaget. Ils continueraient leur marchandage de vérités. Le changement provoqué par le Jaspé l’y contraignait.

— Je le verrai demain matin.

— Pas ce soir ?

Quand le moment sera venu, se dit Dasein et il répondit :

— Non, pas ce soir.

Jenny parut troublée. Elle garda ses distances pendant tout le trajet du retour.

La barriere Santaroga
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